Histoire
NAISSANCE
Il prit le nouveau-né dans ses bras et contempla l’enfant d’un regard perçant. Le regard incandescent de la petite se plongeait dans le sien, comme si elle savait qu’elle n’allait plus le revoir. Que cet échange entre père et fille allait être le dernier. Tous deux examinèrent leur visage un long moment dans le silence le plus total, enregistrant chaque détail dans leur mémoire. L’homme leva les yeux et observa à sa droite sa femme. Il y a de cela trois jours, elle avait accouché de cet enfant maudit par un regard fantôme. Bien qu’elle ne puisse l’élevé, elle l’aimait déjà d’un amour inconditionnel et ne pouvait s’empêcher de verser de chaudes larmes mêlées de colère et de tristesse face à la cruelle destinée que les Dieux avaient choisis d’écrire à sa fille. Le père tourna ensuite la tête vers sa gauche, où se tenait debout son fils aîné, âgé de 16 ans. Il voyait de la détermination dans ses yeux ainsi qu’une forte volonté. Les deux hommes s’échangèrent un hochement de tête grave. La famille était sur le point d’abandonner leur nouvelle fille aux bras d’une de leurs esclaves au pas d’une villa isolée sur la montagne qui surplombait la Grèce. Maudits soient les cieux pour avoir doté Iota ces attributs physiques maléfiques ! Ce fut donc avec le cœur lourd que Basarb déposa sa fille dans les bras de l’esclave en déposant sur son front un dernier baiser. Il lui offrit un pendentif portant la forme d’une balance afin de lui offrir ses meilleurs vœux pour l’avenir, un avenir d’équité et de justice. « Puisse Thémis veiller sur toi, ma fille… Iota. »
QUOTIDIEN
« En êtes-vous certaine, maîtresse ? »
Iota étira un doux sourire, allongée sur un lit de soie dont les draps étaient si longs qu’ils pendaient çà et là sur le plafond et flottaient au gré du vent. La jeune fille souleva son bras et fit signe à l’esclave qu’elle pouvait partir. Cette dernière l’observa un long moment, debout devant le pas de la porte, les yeux baignant dans un flot de larmes d’euphorie. Elle s’inclina bien bas et prit son départ. Satisfaite et heureuse de son choix, Iota ferma les yeux et abandonna ses pensées dans le tourment de l’air. Seule mais indépendante, lasse mais créative, l’albinos avait redonné sa liberté à l’esclave qui s’était occupé d’elle toute sa vie comme elle croyait que c’était le meilleur cadeau possible de lui donner afin de la remercier.
« Tu déploies tes ailes alors qu’elles n’ont pas de plumes, petite sœur. »
« Je n’ai pas droit à voler, grand frère. Je ne peux que contempler ces ailes sans jamais les voir s’agiter autant que je le voudrais. »
« Tu as besoin de cette esclave, Iota. Qui ira cueillir ces fruits et ces légumes que tu mange ? Qui cuisinera cette viande que je chasse pour toi ? Qui te fera la leçon et qui répondra à tes questions ? »
« Tu apportes trop de questions, mon frère. Garde plutôt ton souffle et écoute.
Chaque semaine, le grand frère d’Iota trouvait le moyen et les excuses de venir visiter sa petite sœur, qu’il chérissait de tout son cœur. Il assouvissait la curiosité de la jeune fille en lui racontant et expliquant la vie à la ville, en répondant à ses questions du mieux qu’il le pouvait et en l’écoutant. Sa mère, elle, venait voir sa fille une fois chaque lune. Jamais Iota n’a vu son père. Elle n’a entendu que de bonnes choses sur lui. C’est un vétéran courageux et honoré, un homme au sens de la justice et de l’équité très fort, un père respectable et un mari attentionné. Pourtant, la jeune fille n’arrivait pas à ressentir autre chose que de l’indifférence, et même de la colère envers son paternel. S’il était si beau qu’on le disait, il ne l’aurait pas enfermé entre quatre murs, l’empêchant d’explorer ce monde qui s’ouvre à elle. Au lieu de ça, elle était condamnée à soupirer et s’ennuyer chaque jour qu’elle coulait dans la plus grande des paresses.
PILLAGE
Un jour, Iota fut réveiller par la désagréable pression qu’exerce l’odeur de fumée aux poumons. En ouvrant les yeux, elle n’était plus sûre à savoir s’il faisait jour ou nuit, l’astre étant caché derrière une épaisse couche de cendre et des centaines de nuages de fumée. La seule lumière visible était celle des innombrables flammes léchant la ville entière. En voyant ce paysage chaotique, Iota se figea dans la peur. Qui diable aurait bien pu créer telle catastrophe ? Son frère et sa mère étaient-ils en sécurité ? Rongée par l’inquiétude, Iota hésita longuement avant de se lancer à l’extérieur de sa villa pour la première fois de sa vie. Malgré l’air qui se laissait chercher, l’albinos courait aussi vite qu’elle le pouvait afin de rejoindre rapidement sa famille. En chemin, elle croisait la route de cadavres noircit ou grillés, de personnes en feu, de viols et de meurtre. Malgré la terreur, elle continuait de courir, à la recherche de ses amours. Finalement, en tournant la tête au tournant de ce qui restait d’une route, elle les retrouva. Sa mère, immobile sous une poutre et son frère rongé par les flammes et baignant dans une mare de sang. En observant cette scène digne de ses pires cauchemars, Iota fut prise d’une vague d’émotions. Elle voulait pleurer, hurler, rager, rire, vomir… Au lieu de quoi, une unique larme glissa sur sa joue, se frayant un chemin à travers la suie. Elle tomba à genoux, incapable de trouver la force de se tenir debout. Elle sentit une main se déposer sur son épaule. En levant les yeux, elle reconnut immédiatement l’homme qui se tenait devant elle sans même le connaître. Il portait les mêmes traits physiques que son frère et correspondait parfaitement à la description qu’il en avait toujours faite.
« Basarb… Père ? »
« Iota… Sortons d’ici. »
« Que se passe-t-il ? Pourquoi… »
« Certaines questions valent mieux de rester sans réponse, ma fille. »
ERRANCE
Ils étaient déjà à une semaine de marche de la ville. Tous deux avaient gardé le silence le plus complet. Iota cherchait à oublier, mais chaque fois, les mêmes questions remontaient, toujours plus pressantes. Était-ce là la colère des Dieux ? Pourquoi la vie lui avait-elle prit sa famille ? Pourquoi était-elle condamnée à se réveiller chaque matin avec le souvenir de sa perte ? Pourquoi était-elle forcée de mettre un pied devant l’autre alors que tout ce qu’elle voulait, s’était dormir et rêver, échapper à cette réalité impossible à vivre !
« Nous sommes assez loin. Iota, assis-toi là. Je vais chercher du bois. »
Plus tard, une fois la nuit tombée, l’albinos observait les proies qu’avait chassé Basarb griller au-dessus du feu. Elle réfléchissait et, sans s’en rendre compte, à haute voix.
« Tout comme cette viande, sommes-nous le gibier des Dieux ? Après avoir fait brûler tous ces gens, sont-ils en train de festoyer, là-haut, au-delà des nuages ? Est-ce là tout ce qui nous attend ? La mort pour servir la survie ? »
« … Tu es devenue une jeune femme intelligente, Iota. Peut-être même trop… Je ne sais pas si les Dieux en ont décidé ainsi, mais ce qui est arrivé là-bas n’était pas la colère des Dieux… Seulement l’égoïsme de l’homme. Des pirates s’en sont pris à nous en quête d’or et de chair. Ceux qui y survivent se retrouvent sans nom et sans maison. De simples esclaves. C’est notre cas, ma fille. Seulement, je nous tiens loin des chaînes et de la maladie. »
« Ironique, venant de toi. Tu m’as enchaîné toute ma vie dans cette villa isolée sans jamais m’en dire la raison. Tu m’as abandonné et rejeté. Comment puis-je te faire confiance ? Qui me dit que tu n’es pas l’auteur de tous ces malheurs ?
« Jeune fille, tu me dois plus de respect ! Quel affront, après que je t’ais sauvé de la misère et de la mort ! Sache que ce choix que j’ai fait, je l’ai fait pour ton propre bien ! À nos côtés, tu nous aurais ruiné et détruit sans même prononcer le moindre mot ! Un simple regard vers un noble aurait suffi à nous exiler !
« Si tel était le cas, nous serions tous ensemble aujourd’hui, autour de ce feu. »
Un silence s’installa à nouveau et les larmes éteignirent les braises. Plus le temps passait, plus les jours s’accumulaient et plus le père et sa fille se rapprochaient. Peu à peu, ils apprirent à se pardonner et à se supporter. Basarb apprit à sa fille tout ce qu’il savait et Iota partageait à son père tout ce qu’elle pouvait. Ils rattrapèrent le temps perdu. Deux mois passèrent à la vitesse de l’éclair. Un jour, alors qu’ils suivaient un chemin de terre, ils croisèrent la route d’une longue file de cages roulantes. Curieuse, Iota voulu s’approcher, mais Basarb la cacha dans un buisson et s’éclipsa dans un autre. La file s’approcha et se mit à défiler devant leurs yeux.
ESCLAVE
Un homme qui marchait un peu trop près remarqua la chevelure argentée de la jeune fille dans l’ombre de sa cachette et l’agrippa fermement. Apeurée, elle tenta de se débattre, mais il était bien trop fort.
« Laissez ma fille ! »
« Oh, ne serait-ce pas le légendaire légionnaire, Basarb, dont le village a été pillé ? Tu veux dire que cette monstruosité est ta… fille ? »
« M-Monstre… ? »
« Laissez-la partir d’ici ! »
« Pas question ! Vous deux, vous venez avec nous. »
Et c’est ainsi que le père et sa fille entrèrent eux aussi dans une cage roulante, enchaîner des poignets aux chevilles. À l’aide d’un fer chaud, on creusa au creux de sa main droite le dessin d’un maillon. Iota ne comprenait pas pourquoi tout le monde l’observait ainsi… Un regard parfois effrayé, parfois dégoûté, d’autre fois un étrange mélange des deux. Était-ce pour cette raison que Basarb l’avait caché toute sa vie ? Il était vrai que la jeune fille n’avait encore jamais vu personne porter les mêmes attraits physiques qu’elle… Le voyage dans la cage fut long et pénible. Avec un morceau de pain et une louche d’eau sale par jour, la maladie, la puanteur et la saleté devint vite le quotidien de l’albinos. Lorsqu’ils traversaient les villes, on lui jetait des pierres en la traitant de monstre. La chaleur du jour l’épuisait et la fraîcheur de la nuit l’affaiblissait. Et bien que l’on puisse assumer le contraire, rester assis sans bouger le moindre membre tant l’espace était étroit était énormément douloureux. Dans l’incapacité d’étirer le moindre muscle, la jeune fille se sentait courbaturée comme jamais. Le pire était qu’elle ne pouvait pas performer une seule forme d’art, même pas le chant, tant sa bouche était sèche. Même dans sa villa, jamais l’albinos ne s’était senti aussi fatiguée. Iota n’avait que son père pour lui donner du courage et de la force. Lorsque le voyage se termina enfin, son père et elle tenaient à peine debout, après être resté assis si longtemps. On les emmena dans d’autre cages, cette fois souterraines, et on leur donna un prix. Iota et Basarb se firent vite achetés, comme Basarb ne laissait personne toucher à sa fille ou l’en séparé.
« Un bon esclave pour le prix d’un mauvais ! » comme disait l’acheteur.
Iota fut forcée de servir son maître en exécutant le moindre de ses désirs. Il la gardait à ses côtés en s’en amusait comme un simple animal de compagnie. Maltraitée, même les autres esclaves lui manquaient de respect. Humiliée, battue, rejetée… Toujours forcée de garder le silence, sous peine de subir le double de ce qu’on lui affligeait. À ce moment, une puissante sensation naquit au creux de son estomac, autre chose que la faim. Comme un poids terrible qui l’incitait à s’écraser sur le sol et à ne plus rien faire. Une fatigue comme jamais personne n’aura ressenti. Iota avait vu son corps enchaîné, sa liberté volée et sa vie brûlée. Plus rien ne la retenait à la vie, sauf Basarb. Basarb servait en tant que gladiateur. Iota observait chacun de ses combats aux côtés de son maître, qui lui pariait. Le fait de voir la force de son père lui donnait le courage de continuer, alimentant l’espoir, comme un gladiateur de l’étoffe de Basarb combattait pour sa liberté. Mais un jour, il tomba.
« Quoiiiiii !? Basarb le vétéran a… PERDU !? »
Alors que tous se tournaient vers le juge pour donner le verdict de vie ou de mort, alors que toute la foule hurlait la deuxième option, Iota observait le souffle court, son père qui à son tour, l’observait. Ils se contemplèrent tous deux d’un regard perçant. Le regard incandescent de la petite se plongeait dans le sien, comme si elle savait qu’elle n’allait plus le revoir. Que cet échange entre père et fille allait être le dernier. Tous deux examinèrent leur visage un long moment dans le silence le plus total, enregistrant chaque détail dans leur mémoire. Le pouce du juge tomba vers le bas et l’épée du vainqueur transperça le cœur de Basarb. Iota s’écroula. Au contraire de son défunt père, elle n’était pas morte, mais elle avait senti la vie la quitter. Toute ses forces l’avaient abandonné. Elle voulait pleurer, hurler, rager, rire, vomir… Au lieu de quoi, elle ferma les yeux, laissant glisser une larme solitaire sur sa joue. Son maître, déjà enragé, la frappait si fort qu’il lui brisait les os. Elle ne bronchait pas, ne trouvant même pas la force de crier. Il attrapa un fouet et se mit à se défouler. Le sang giclait et Iota se sentait doucement partir. Elle sombra dans le plus profond des sommeils, un songe sans rêves.